Yann Charbonnier

Depuis quand résides-tu à Zico House?

Je réside à la Zico House depuis trois semaines.

Où as-tu appris la photographie?

J’ai appris la photographie dans le Montana puis principalement à New York aux Etats-Unis. J’ai commencé comme assistant en France au début des années 1980. Je participais à la prise de portraits pour la publicité, la mode… J’ai fait des études secondaires normales. Après la terminale, je suis parti et me suis lancé tout de suite dans la photo.

Pourquoi la photographie?

Je crois que j’ai toujours su que je voulais en faire. Depuis tout petit, je suis très curieux à l’égard de la photographie. En 6ème, il y avait des cours de photo : sans y avoir accès directement, je me suis débrouillé pour assister clandestinement à ces séances. Dans la photo, tout m’intéresse. Je ne me suis jamais cantonné à une discipline dans la photographie. Il y a des disciplines que je considère plus difficiles que d’autres : la photo de rue, d’abord, il faut sortir une image de nulle part sans réussir vraiment à orienter les choses – en bougeant toi-même, en interagissant avec les gens par exemple ; ensuite, le portrait, discipline passionnante, mais qui demeure très difficile ; enfin, le nu, qui prend le risque de basculer rapidement dans de l’art vulgaire (du porno). Pour autant, la difficulté de ces trois disciplines me motive à aller plus loin. Mais cela ne concerne que moi.

Peux-tu nous donner une rétrospective de la période passée des Etats-Unis au Liban?

Quand je suis rentré des Etats-Unis, j’ai travaillé comme assistant-photographe à Paris dans la publicité. J’y ai appris la perfection d’une image – sans l’aide de Photoshop ! Cette expérience m’a enseigné une certaine rigueur. Ensuite, je me suis servi du milieu de la chasse en France pour travailler le lien entre l’homme et l’animal. Je sentais que j’avais quelque chose à faire à partir de ce milieu-là. Pendant trente ans, j’ai obtenu des bourses, j’ai exposé (aux Etats-Unis, en Europe)… Jusqu’à ce que je rencontre Jean Baudrillard, passionné de photographie, que j’ai pu approcher grâce à une amie afin de dresser son portrait. En regardant mes photos, il m’a dit “Attention à ne pas faire du scabreux.” Il faut dire que j’abordais la chasse sous un angle très particulier… Et il avait raison ! Il fallait que j’évite de rester dans ce corridor facile dans lequel j’étais. Je me suis écarté de la chasse et me suis rendu en Asie (Inde), en Afrique… Le sujet m’a épuisé. J’étais au bout de quelque chose sans savoir vraiment sur quoi travailler. Puis, j’ai lu Fernand Braudel, auteur français ayant beaucoup écrit sur la Méditerranée. C’était une révélation extraordinaire ; j’ai mûri cette réflexion et décidé de travailler sur la “Grande Bleue”. Le XXIème siècle débutait et je sentais qu’il “était temps” de construire quelque chose. Sans être millénariste, le timing était parfait pour capturer l’actualité, c’est tellement riche… Je me retrouve ainsi à Rome, ville clé de la Méditerranée, où je travaille sur le sujet. De fil en aiguille, j’avance avec une voilure frêle : j’ai peu d’argent, je vends quelques tirages mais il est très difficile de sortir une bonne image, qui aille au-delà des chefs-d’œuvre de National Geographic. Je me suis intéressé aux pays ayant une fenêtre sur la Méditerranée mais aussi l’Irak, l’Ethiopie, l’Arabie Saoudite : l’influence culturelle, religieuse de l’Histoire ne s’arrête pas aux frontières administratives !

En quoi consiste ton projet artistique?

Quand les gens me posent la question, je réponds sans trop y croire “Connecter l’Histoire de la Méditerranée au monde contemporain.” Ce qui, au fond, ne veut pas dire grand chose. Pourtant, au sein de chaque image, j’aimerais parler de l’Histoire et du monde actuel. Cela va me prendre beaucoup de temps – peut-être jusqu’à la fin de ma vie, qui sait… Je n’ai pas de problème avec cette idée-là. Tout projet reste inachevé, et tu peux toujours rajouter des choses au travail déjà construit.

Dans quels pays as-tu voyagé dans la perspective de ce projet?

Pour le moment, je suis allé faire un tour en Italie, en Espagne, en Grèce, aux Balkans, en Syrie, en Irak, en Israël, en Palestine… C’est un projet solitaire.

Comment est-ce que tu travailles? As-tu une méthode?

J’essaie d’abord de collecter des informations sur les pays que je visite : je m’intéresse par exemple aux fêtes religieuses païennes et j’organise mon emploi du temps pour y assister. Je suis venu en résidence l’été dernier à la fondation Makan, et j’ai passé de grands moments à Tripoli – ville extraordinaire. Il y a des lieux où je sais que je dois y passer du temps pour approfondir, procéder à une série de portraits. Je n’ai pas de méthode : ma méthode, c’est l’instinct, le feeling, l’envie. Je ne suis pas rationnel, comme un photographe d’illustration pourrait l’être.

Que t’apporte la photographie?

Humainement, la discipline est très riche. Autour de la Méditerranée, il y a tellement d’influences, de cultures différentes… J’ajouterais autre chose : si une image m’apprend quelque chose que je n’avais pas perçu, rationalisé sur le moment quand elle sort, alors c’est réussi. Seule la photographie et ses séquences au 125ème de seconde peuvent capter le fugitif. Ce qui apparaît sur la photo n’est pas nécessairement ce que j’ai vu en la prenant: en général je ne vois rien. Plus je suis dans le brouillard, plus j’ai de chance de sortir quelque chose.

Que t’apporte de résider à Zico House?

Zico House est une base qui me permet de voyager un peu partout au Liban. quand je reviens dans la capitale, je sais que j’ai un endroit pour dormir. Zico House est un toit sous lequel je suis bien. Il faut dire que je pars toute la journée, tôt le matin : que j’aille une semaine à Tripoli, dans le Sud ou dans les montagnes, je reviens toujours à Zico House. J’ai rencontré Zico par l’intermédiaire de Laure Daudeville (fondatrice de Beirut Art Fair) qui m’a laissé une vaste liste de contacts après l’explosion de 2020. Elle m’a dit “Vas le voir !” J’ai rencontré Zico l’année dernière et il m’a proposé de loger chez lui alors que je cherchais un toit sous lequel dormir.

Que comptes-tu faire par la suite?

L’été prochain, j’envisage d’exposer à Beyrouth. J’aimerais travailler au Liban et dans cette région qui me captive beaucoup. Je vais continuer à m’intéresser à la Méditerranée, pendant près de vingt ans peut-être !